Madame Lützelschwab, l’Union patronale suisse souhaite libéraliser le droit du travail parce que la réalité professionnelle d’un grand nombre de salarié-e-s est en conflit avec le droit applicable. Auriez-vous un exemple à nous donner?
Prenons l’exemple du parent exerçant une activité professionnelle qui souhaite consacrer le mercredi après-midi à une sortie avec ses enfants et entend pour cela finir son travail en soirée. Supposons que cette personne ait répondu à de premiers courriels à 6h du matin avant la routine matinale de la famille. D’après le droit en vigueur, elle n’a plus le droit de travailler après 20h. C’est parce que le salarié n’est autorisé à travailler que dans une plage horaire de travail de 14 heures fixée par la loi.
Le droit du travail suisse est réputé plutôt libéral dans la comparaison européenne. Quel est à votre avis le chantier le plus urgent du droit du travail suisse? Que souhaitez-vous assouplir concrètement? Quels sont les avantages de cet apport de flexibilité?
Il faut se rendre compte que la loi sur le travail actuellement en vigueur date, pour l’essentiel, de 1964 et a été fortement axée sur la protection des ouvriers d’usine. Or le monde du travail est bien différent aujourd’hui. Il s’avère qu’une partie des prescriptions obligatoires de la loi sur le travail ne sont plus adaptées à ces réalités. De nos jours, les trois quarts des actifs en Suisse ne travaillent plus dans les usines mais dans le tertiaire. Les salarié-e-s travaillent non seulement de façon plus flexible mais aussi de façon plus autonome et avec moins de contraintes locales. D’autre part, la conciliation entre travail et famille revêt bien plus d’importance que par le passé. L’exemple que nous venons de citer met en évidence la mesure dans laquelle la loi sur le travail est à contretemps de ces aspirations. L’élargissement de la plage horaire de travail est à mon avis une contribution importante à une meilleure compatibilité.
D’après une étude de l’Office fédéral de la statistique datant de l’année dernière, les longues durées de travail sont le principal obstacle à la conciliation de la famille et du travail, suivies par les horaires de travail défavorables ou imprévisibles. L’introduction de la flexibilité ne serait-elle pas plutôt contreproductive pour ces deux aspects?
Je tiens à souligner que l’introduction de la flexibilité du temps de travail ne vise pas à allonger celui-ci. Il s’agit au contraire d’octroyer une plus grande autonomie d’aménagement de leur temps de travail aux salarié-e-s qui se sont entendus avec leur employeur pour gérer eux-mêmes leur temps de travail. Sachant qu’il peut si nécessaire encore finir son travail en soirée, le salarié-e pourra plus facilement honorer des rendez-vous en journée, par exemple pour satisfaire à des obligations de soins, et ainsi mieux concilier vie privée et vie professionnelle. Je suis convaincue que c’est justement cette flexibilité, aussi réclamée par de nombreux salarié-e-s aujourd’hui, qui améliorera le compromis entre vie familiale et vie professionnelle.
Cette flexibilité aura sans doute pour effet indirect un allongement du temps de travail: Quand des salarié-e-s demandent à réduire leurs temps de repos, cela crée automatiquement une pression sur les autres qui ne le souhaitent pas. L’employeur préfèrera les salarié-e-s plus flexibles qui sont en mesure de travailler davantage à court terme, par exemple dans des activités de projet. Quand on a deux enfants, ce n’est tout simplement pas faisable.
Étendre la plage horaire de travail ne signifie pas nécessairement allonger également la durée de travail effective. La plage horaire ne fait que fixer le cadre dans lequel le travail proprement dit doit être exécuté. Cette plage est aujourd’hui de 14 heures. Les pauses obligatoires et la durée maximale de travail hebdomadaire interdisent d’ailleurs de travailler pendant toute la plage horaire. Une enquête de l’Office fédéral de la statistique (OFS) indique que la durée annuelle de travail par personne active a même sensiblement diminué ces dix dernières années. Je tiens aussi à souligner que davantage de flexibilité ne signifie pas pour les salarié-e-s qu’ils doivent être joignables 24 heures sur 24. Ce n’est d’ailleurs pas le cas non-plus dans le cadre actuel. En vertu de leur devoir légal d’assistance, les employeurs sont d’ores et déjà tenus de protéger la santé des salarié-e-s et de prendre des mesures pour limiter les contraintes. L’introduction de flexibilité dans le temps de travail n’y changera rien.
Une extension de la plage horaire de travail sera une contribution importante à une meilleure compatibilité entre vie familiale et vie professionnelle.
Parlons de la « gig economy » et de l’activité free-lance: selon une enquête de Deloitte, plus de la moitié de la génération du millénaire pourrait concevoir de travailler à titre indépendant dans la gig economy en plus de l’emploi occupé. 35% pourraient même envisager de le faire à plein temps. Or la pandémie a justement démontré que de telles conditions d’engagement étaient très sensibles à la crise pour des raisons conjoncturelles. Ne faudrait-il pas assurer une meilleure protection sociale en la matière?
Les personnes en free-lance sont généralement des travailleurs indépendants. D’après l’OFS, cette catégorie représentait en 2020 une proportion de 5,7% de la population active globale. Si on examine ce taux sur les cinq dernières années, il n’y a pas eu de changements notables dans cette période. Cette tendance n’est donc guère visible en réalité. Il est vrai cependant qu’il faut bien réfléchir à la question de la protection sociale avant de se lancer dans une activité indépendante. La préparation de la prévoyance vieillesse et la garantie des risques sont primordiales dans cette démarche.
Cette interview de Daniella Lützelschwab est parue dans «ti&m special Future of Work» erschienen.