«Des problèmes psychiques sur le lieu de travail, ce n’est pas anormal»

8 janvier 2016 5 questions à...

En Suisse, 75 pour-cent des personnes souffrant de troubles psychiques ont une activité professionnelle. Niklas Baer, responsable de l’Unité de réhabilitation psychiatrique de Bâle-Campagne, parle de ces troubles comme d’un phénomène ordinaire. Pourtant, face au traitement à réserver aux problèmes psychiques sur le lieu de travail, les employeurs paraissent souvent hésitants et désorientés. Et même si leur engagement à cet égard n’est pas négligeable, ils font souvent trop longtemps ce qu’ils devraient éviter de faire. M. Baer nous livre son point de vue sur le bon fonctionnement de l’intégration professionnelle.

Les problèmes psychiques sur le lieu de travail sont un sujet brûlant. Vous avez réalisé là-dessus plusieurs études – pour aboutir à quelles conclusions?
Nous constatons qu’en Suisse, environ 75 pour-cent des personnes souffrant de troubles psychiques sont professionnellement actives. On compte parmi elles des cas lourds aussi bien que des problèmes psychiques légers. Ce chiffre montre en tout cas que les affections psychiques sur le lieu de travail sont quelque chose de «normal». Lorsqu’on demande aux supérieurs hiérarchiques s’ils ont eu des problèmes avec des collaborateurs souffrant de problèmes psychiques, 9 sur 10 répondent par l’affirmative. Or, bien que les problèmes psychiques fassent quasiment partie du quotidien, les employeurs n’y sont toujours pas suffisamment préparés. Dans la formation des responsables des RH, le traitement des collaborateurs souffrant de problèmes psychiques reste aujourd’hui un sujet passablement marginal. Néanmoins, le fait que cette thématique soit si largement reconnue parmi les cadres dirigeants témoigne au moins de leur sensibilisation. J’y vois une base encourageante sur laquelle quelque chose peut se construire.

Les problèmes psychiques des collaborateurs débordent sur le lieu de travail. Dans quelle mesure les supérieurs et l’équipe en sont-ils affectés?
Le poids de ces désordres n’est pas négligeable – pour les collaborateurs touchés comme pour le chef et toute son équipe. Selon une enquête, 60 pour-cent des supérieurs se sentent désemparés dans de telles situations, 55 pour-cent sont en conflit avec l’équipe ou avec leur propre supérieur et 40 pour-cent ne parviennent pas à dételer après le travail. Ces constats sont alarmants et montrent bien l’importance des problèmes psychiques au travail. Ceux-ci ont des effets secondaires et ternaires qui, au-delà de la personne, présentent aussi un aspect économique. Des problèmes psychiques même légers peuvent déboucher sur des problèmes de productivité.

Comment les supérieurs réagissent-ils aux problèmes psychiques? Quelles sont leurs réponses les plus fréquentes?
Les cadres dirigeants prennent les affections psychiques tout à fait au sérieux. On ne peut pas les accuser de passivité sur cette question puisque la plupart d’entre eux organisent fréquemment des entretiens approfondis avec les collaborateurs concernés. Cela montre que la reconnaissance précoce et l’engagement des employeurs ne sont pas notre principal problème. Beaucoup plus ennuyeux est le fait que, premièrement, les supérieurs abordent rarement les difficultés psychiques de manière directe, ensuite qu’ils font trop longtemps ce qu’ils devraient éviter de faire, enfin qu’ils énoncent et formalisent trop peu leurs propres souhaits. Il serait pourtant essentiel qu’ils cherchent de l’aide à l’extérieur – par exemple auprès des Offices AI ou des médecins traitants – et qu’ils donnent des instructions claires afin de procurer un sentiment de sécurité aux personnes concernées. Au lieu de cela, nombre de chefs en appellent au bon sens et à la perspicacité de leurs collaborateurs en difficulté. Seulement voilà: les gens atteints de problèmes ou de troubles de la personnalité, c’est-à-dire la grande proportion des cas auxquels sont confrontés les supérieurs, ne peuvent pas toujours, de ce fait même, se comporter de manière pleinement rationnelle.

Dans la plupart des cas, ces situations aboutissent dès lors à la dissolution des rapports de travail. Non par manque de bonne volonté, mais par surmenage. Si davantage d’employeurs s’occupaient directement et plus tôt des problèmes psychiques, développaient des stratégies de réponse avec l’aide de professionnels et posaient des conditions claires et néanmoins respectueuses, un plus grand nombre d’emplois pourraient être préservés. Et le maintien en emploi est précisément notre objectif numéro un. Car pour ceux qui ont dû dépendre un jour d’un système de rentes, le retour sur le marché du travail est plus difficile.

Face à des troubles psychiques, comment fonctionne la collaboration entre les acteurs concernés – employeurs, collaborateurs, Offices AI, assureurs, médecins?
Malheureusement pas aussi bien qu’elle le devrait. Comme je l’ai dit, beaucoup de cadres dirigeants hésitent à demander de l’aide à l’extérieur. On observe, par exemple, que pas plus de 5 pour-cent des employeurs annoncent les cas auprès de leur Office AI compétent – et cela sept ans après l’introduction de cet instrument! Un employeur qui communique à l’Office AI en reçoit pourtant un soutien compétent pour la reconnaissance précoce et l’intégration professionnelle. Le problème est que les services offerts par les Offices AI ne sont pas assez connus.

Autre carence: la collaboration entre employeurs et médecins. Il y a ici un problème structurel à l’égard duquel aussi bien l’employeur que les médecins ont une part de responsabilité: les premiers doivent systématiquement affronter les difficultés psychiques sur le lieu de travail, les seconds élargir leur compréhension parfois trop étroite du traitement. Les deux parties doivent apprendre à se rapprocher l’une de l’autre. Il faut aussi obtenir un certain degré de sécurité dans les questions de protection des données. Pour cela, il nous faut plus de sensibilisation, de réseautage et de recherche axée sur la pratique. Des initiatives comme l’Association Compasso pour l’intégration professionnelle (ndr: sous le patronage de l’Union patronale suisse), fournissent déjà à cet égard un précieux travail. Pour surmonter les barrières structurelles, toutefois, un changement d’approche fondamental s’impose de la part des employeurs comme des médecins.

Sur le plan de la reconnaissance précoce des problèmes psychiques, que devraient faire concrètement les employeurs et les supérieurs hiérarchiques pour favoriser le maintien en emploi des personnes concernées?
Il faut une culture de l’erreur. Il faut aussi lever les tabous qui entourent le thème des difficultés psychiques. Cela vaut aussi bien pour les collaborateurs que pour les supérieurs – car les chefs ont aussi leurs limites personnelles et leurs crises. Ces difficultés font partie de la vie, et même d’une vie psychiquement saine. L’essentiel est de trouver le moyen de maîtriser ces situations. Permettez-moi de me répéter ici: les dirigeants devraient empoigner les problèmes psychiques sans détour, au besoin demander de l’aide extérieure – que ce soit auprès de l’office AI, de l’assurance d’indemnités journalières ou du médecin traitant – et énoncer clairement des conditions afin que les collaborateurs touchés se fassent traiter. De plus, il me semble important qu’il y ait un échange transparent entre employeurs et médecins sur les problèmes concrets du travail. Dans l’intérêt de tous les intéressés – et de l’intégration professionnelle!