«Le partenariat social doit se développer parallèlement à la numérisation»

La numérisation facilite notre quotidien à maints égards. Mais elle est aussi perçue comme une menace, notamment pour nos emplois. Que répondre à cette crainte? L’économiste Stephan Vaterlaus a étudié les conséquences de la mutation numérique sur le marché suisse du travail et présenté les résultats de ses recherches en juin dernier dans le cadre de la JOURNÉE DES EMPLOYEURS. Pour lui, il faut répondre à ce phénomène en agissant avant tout dans le domaine de la formation, mais aussi sur le plan du partenariat social si l’on veut que la Suisse puisse exploiter au mieux les chances qui s’offrent à elle.

Les notions de «numérisation», d’«automatisation» et autre «mutation technologique» alimentent de nombreuses discussions aujourd’hui. Mais qu’impliquent ces phénomènes?
Les avancées de l’automatisation et de la mutation technologique s’observent depuis longtemps déjà. Avec la numérisation, une réalité nouvelle s’y ajoute, celle de la connectivité mondiale qui fait de notre planète un village. Chaque révolution industrielle a eu pour origine une nouvelle technologie. Après la machine à vapeur, la chaîne de production et l’électricité, la quatrième révolution est aujourd’hui celle de l’Internet, qui bouleverse différents secteurs de la société.

Selon votre méta-analyse, le numérique augmente la demande de travail à la fois hautement qualifié et peu qualifié. Par ailleurs, on voit le centre de gravité de l’emploi se déplacer encore plus de l’industrie vers les services. D’où viennent ces développements et vont-ils se pour-suivre?
La numérisation crée un fort besoin de connaissances spécifiques – partant de travailleurs dûment qualifiés. Ces emplois très qualifiés font naître dans leur sillage des services supplémentaires aux niveaux d’exigences plutôt faibles. A ce sujet, les études concluent à un rapport de 1 à 4: autrement dit pour chaque emploi à qualifications élevées, il en surgit au maximum quatre autres faiblement qualifiés. A l’inverse, beaucoup d’activités ayant un niveau d’exigences moyen, en particulier certains travaux intellectuels routiniers, sont aujourd’hui rationnalisés grâce au numérique. Mais ce développement ne touche que certains domaines et non des professions entières. Voilà pourquoi on surestime souvent l’ampleur du phénomène de destruction d’emplois par la numérisation. Ces prochaines années, on peut s’attendre au bout du compte à un bilan positif en matière d’emplois. L’analyse par secteurs économiques montre que la progression relative des services, observée depuis longtemps déjà, est encore accélérée par la numérisation. Ce double mouvement va se poursuivre dans toutes les économies en croissance, mais verra tôt ou tard sa dynamique faiblir.

Dans quelles branches et professions la numérisation va-t-elle accroître la demande de main-d’œuvre dans les années à venir? Dans quelles autres va-t-elle au contraire la réduire?
Contrairement à l’automatisation, qui a surtout intéressé le secteur industriel, la numérisation touche des fonctions que l’on trouve dans toutes les branches, notamment celles de divers responsables de dossiers. De plus, un certain nombre de branches bien établies, notamment les taxis, l’hôtellerie ou le commerce de détail, doivent affronter une nouvelle concurrence. Il s’agit de domaines où les données jouent un rôle particulièrement important et où des outsiders peuvent s’implanter parce qu’ils en possèdent en grand nombre. Je pense à Google, par exemple. Grâce à une masse gigantesque de données sur ses utilisateurs et à quelques algorithmes, la société high tech pourrait mettre en difficulté de grands groupes pharmaceutiques dans le domaine du diagnostic.

En aménageant les conditions générales de l’activité économique, sur quoi le monde politique doit-il mettre l’accent pour que la Suisse puisse tirer le meilleur parti de la numérisation?
Le principe suivant vaut pour toutes les conditions-cadre visant la compatibilité avec le numérique: elles doivent être conçues pour pouvoir être adaptées rapidement et en souplesse. Car, d’une part la numérisation se traduit par des modifications à rythme soutenu, lesquelles, d’autre part, sont difficilement prévisibles. On attend l’action du monde politique principalement sur le plan de la formation, dans un éventail allant de l’école primaire à l’université. La numérisation diminue encore la «demi-vie» utile de la formation. L’apprentissage tout au long de la vie est plus que jamais l’impératif de notre époque. A certains égards, cependant, notre système de formation est trop rigide pour pouvoir réagir à temps aux transformations actuelles – par exemple lorsque la numérisation fait apparaître de nouveaux métiers. D’autres domaines normatifs concernés, parmi les plus importants, sont le droit du travail et le droit des assurances sociales ainsi que la protection des données. Dans le droit du travail, il s’agit de revoir la distinction habituelle entre indépendants et employés puisque les progrès de la numérisation font perdre du terrain au modèle classique de l’embauche fixe en faveur de nouvelles formes de travail comme l’activité sur plateformes ou sur projets.

Quelles conclusions les employeurs et les travailleurs doivent-ils tirer des effets de la numérisation exposés ci-dessus – et quelles conséquences sont à prévoir pour l’avenir du partenariat social?
En tant qu’employeurs, nous devons d’une part régler des questions de politique du personnel. De quelles compétences aurai-je besoin à l’avenir et comment trouverai-je les employés qualifiés qu’il me faut? En quoi ma fonction d’employeur se transforme-t-elle et comment la numérisation touche-t-elle mes collaborateurs? De plus, il nous faut garder un œil sur les nouvelles formes possibles de concurrence et veiller à la compatibilité numérique des processus et procédures au sein de l’entreprise. De leur côté, les employés doivent se convaincre de l’importance croissante de la formation initiale et continue et de la rapidité des transformations touchant le monde du travail. Ils doivent rester ouverts aux changements.

Dans cette économie de plus en plus gagnée par le numérique, le partenariat social a plusieurs atouts. Contrairement au législateur, les partenaires sociaux peuvent réagir rapidement aux changements et aborder individuellement, grâce à un dialogue ouvert, les conséquences, variables de branche en branche, de cette évolution. Voilà pourquoi le partenariat social est appelé à gagner en importance. Lui-même devra aussi évoluer. Dans les discussions, les patrons vont se mettre en devoir de faire valoir leurs réflexions sur l’impact du numérique en matière de politique du personnel. De leur côté, les syndicats devront à l’avenir s’ouvrir à un nombre croissant d’actifs qui ne sont pas soumis à des rapports de travail classiques d’employés.