Migration et travail en Suisse: pour une gouvernance partagée entre le public et le privé

18 septembre 2020 Revue de presse

Dans la période difficile que nous traversons, un défi majeur se présente à nous: l’impact de la crise du Covid-19 sur les entreprises. Le Coronavirus marque le retour des frontières dans le monde. La tentation du repli national est forte. Et la Suisse n’y échappe pas. Pendant plusieurs semaines, nos frontières, terrestres et aériennes, ont été fermées. Cependant, avec plus de 30 000 frontaliers français travaillant dans le domaine de la santé en Suisse, il s’agit justement de l’ouverture de notre marché du travail qui s’est révélée être un atout précieux. En cette période de crise sanitaire, que feraient nos hôpitaux et nos cliniques sans cette main-d’œuvre?

La Suisse, l’une des économies les plus compétitives de la planète, est un petit coin de paradis en termes d’emplois: en 2019 le taux de chômage était de 2,3%. Elle doit sa réussite non seulement à sa stabilité politique, à son système de formation et à sa capacité d’innovation, mais aussi à son ouverture économique et son corollaire: la libre circulation des personnes. Un chiffre pour illustrer ce propos: en vigueur depuis 2002, l’accord sur la libre circulation des personnes avec l’UE aurait contribué à créer près d’un million d’emplois en Suisse. La Suisse accueille également de nombreux travailleurs des pays en voie de développement. La Banque mondiale estime qu’en 2017, 146 000 personnes nées au Kosovo, 79 000 en Turquie, 65 000 en Serbie, 56 000 en Bosnie-Herzégovine et 38 000 au Brésil, vivaient dans le pays.

Mais derrière cette réussite, se cache une autre réalité: la pénurie de main d’œuvre. Aujourd’hui déjà de nombreuses entreprises – tous secteurs confondus – sont confrontées à un manque aigu de spécialistes. En raison de la vague de départ à la retraite de la génération du baby-boom, un demi-million de personnes pourraient manquer à l’horizon 2030. Les besoins croissants des entreprises en spécialistes ne peuvent être uniquement couverts par du personnel autochtone. Seul un recours accru à la main-d’œuvre étrangère permettra de relever ce défi.

La politique migratoire doit permettre aux entreprises de recruter la main d’œuvre qualifiée et non qualifiée de manière simple, efficace et non bureaucratique. À cette fin, nous préconisons la transparence, la stabilité, la cohérence et la prévisibilité des processus décisionnels. A la lumière de l’expérience suisse, nous considérons que la bonne gouvernance des migrations passe également par l’existence au sein de l’administration, d’un Secrétariat d’État aux migrations (SEM). Ce service spécialisé traite toutes les questions relevant du droit des étrangers et du droit d’asile en Suisse. Il assure non seulement l’expertise mais aussi la cohérence (entre les départements de l’administration fédérale) de la politique des migrations. Son credo : seules des politiques publiques acceptées et soutenues par les milieux concernés s’avèrent pleinement efficaces. Dit autrement, l’État n’a pas le monopole de la gestion des migrations. Il doit associer les associations d’employeurs dans l’élaboration des normes. La Suisse a donc instauré une gouvernance partagée, qui intègre les acteurs concernés par les phénomènes migratoires, et qui se caractérise par une forte imbrication entre sphère publique et privée.

Afin d’institutionnaliser cette collaboration, le gouvernement suisse a mis sur pied des organes qui réunissent à intervalles réguliers les acteurs publiques et privés. Deux exemples : la Commission fédérale des migrations où siègent les partenaires sociaux et les représentants de la société civile, et les Commissions fédérales et cantonales tripartites chargées des mesures d’accompagnement, veillant à ce que la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union Européenne ne génère pas de dumping social et salarial. Elles intègrent des représentants de l’Etat fédéral, des cantons des employeurs et des syndicats.

La réussite d’une entreprise dépend en premier lieu du niveau de compétences de ses collaborateurs, quelle que soit leur nationalité. À l’heure de l’économie numérique, la formation initiale – professionnelle et académique – n’est plus adaptée pour répondre aux besoins changeants du monde du travail. L’apprentissage permanent devient une priorité. Les employeurs l’on bien compris: près de 90% des entreprises en Suisse s’engagent dans la formation continue. Certaines estimations évaluent son importance à environ 1% du PIB, soit 5,3 milliards de francs suisses. La moitié de ce montant est financée par les employeurs. L’engagement des employeurs profite également aux migrants actifs dans les entreprises suisses.

Dans ce contexte, il convient également de relever les problèmes d’intégration professionnelle des réfugiés. Plusieurs études montrent que la majorité des réfugiés reconnus (permis B) et des réfugiés admis à titre provisoire (permis F) sont mal intégrés dans le marché du travail et dépendent de l’aide sociale. A la lumière de ces résultats, la nécessité d’intégrer davantage les réfugiés sur le marché du travail s’impose avec une acuité accrue. Faire travailler les réfugiés permet à la fois d’alléger le fardeau financier de nos collectivités publiques et de dynamiser l’activité économique. Mais cette volonté intégrative se heurte à plusieurs obstacles: manque de connaissances linguistiques, différences culturelles, inadéquation des qualifications sont autant de barrières à l’emploi.

Forte de ce constat la Confédération a lancé en 2018 le programme «Préapprentissage d’intégration». De quoi s’agit-il? Les réfugiés reconnus ou admis provisoirement ont la possibilité d’acquérir des compétences de base dans un contexte professionnel, avec à la clé la possibilité d’accéder à un vrai apprentissage. Cette voie a déjà été suivie avec succès par le secteur de l’hôtellerie et de la restauration qui a mis en place un préapprentissage d’intégration d’une année permettant aux participants d’effectuer des stages de plusieurs semaines en service et en cuisine, tout en suivant des cours d’allemand sanctionnés par un certificat reconnu au niveau européen. Les entreprises formatrices y trouvent aussi leur compte: en effet, pas moins de 400 réfugiés reconnus ont trouvé un emploi dans ce secteur.

Cependant, en cette période de crise du Covid-19, à la fermeture des frontières, s’ajoute un autre défi: l’initiative «pour une immigration modérée (initiative de limitation)» qui mettrait fin à l’accord sur la libre circulation des personnes en Suisse et à l’ensemble des accords bilatéraux conclus avec l’Union européenne. Le peuple suisse sera amené à se prononcer sur ce texte lors des prochaines votations fédérales du 27 septembre 2020. Face à ces défis, ne perdons pas de vue que la prospérité de la Suisse dépend en large mesure de ses échanges avec l’UE et de l’ouverture de son marché du travail.

Le commentaire de Marco Taddei est paru dans le OECD-Blog «Development matters».