L’année des employeurs 2019

Monsieur Kaufmann, dans l’industrie des machines, d’où vous venez, où est-ce que le bât blesse?

Urs Kaufmann: Un problème récurrent de l’industrie MEM est la pénurie de travailleurs qualifiés. Nous devons réussir à enthousiasmer davantage les jeunes pour la technique comme pour nos branches. Nous avons beaucoup à leur offrir: les nouvelles technologies peuvent concilier mobilité et environnement, rendre les techniques de construction plus respectueuses du climat ou les énergies renouvelables plus efficaces. Le numérique, surtout, ouvre des perspectives entièrement nouvelles. Mais nous devons aussi aider nos employés à se per- fectionner ou à se reconvertir. Le «par- cours MEM Passerelle 4.0» de Swissmemconstitue à cet égard un précieux outil.

Madame Dubuis, en quoi la région économique genevoise, que vous connaissez bien, se distingue-t-elle du reste
de la Suisse?

Sophie Dubuis: Dans l’arc lémanique, la question des frontaliers anime souvent les discussions. Et le partenariat social est davantage influencé qu’ailleurs par la culture française de la contestation. C’est aussi à partir de la France que le débat sur le climat s’insinue de plus en plus dans le comportement des consommateurs: la protection du climat amène à de nouvelles reflexions sur la manière de consommer et une approche plus locale. Par contre, la réforme des retraites, très controversée en France, n’a guère influencé le débat à Genève; sur cette question
et de nombreuses autres questions sociales, le ton est donné par la Berne fédérale.

Vous représentez depuis peu vos associations membres au Comité de direction de l’UPS. Quelles questions doivent y être traitées en priorité, selon vous?

Kaufmann: Le libre accès à notre plus grand débouché, l’Europe, et le développement des relations bilatérales avec l’UE sont essentiels pour notre industrie exportatrice. Il nous faut l’accord-cadre ins- titutionnel, en faveur duquel le Conseil fédéral s’est engagé. Après le rejet de l’initiative de résiliation de l’UDC, le Conseil fédéral devra aussitôt annoncer la couleur et formuler clairement ses exigences sur les trois points restant à clarifier.

Dubuis: Pour notre canton frontalier et ro- mand, avoir un partenariat social vivant est primordial. De leur côté, les employeurs doivent redoubler d’efforts pour attirer une main-d’œuvre qui aime choisir et qui devient rare. Enfin, en tant que femme, je tiens à expliquer pourquoi la Suisse romande veut introduire dans la loi un congé paternité, contre l’avis de la majorité de notre Comité directeur, ainsi que des nouvelles habitudes de travail comme le télétravail ou le par- tage des postes.

Kaufmann: Les besoins et les possibilités varient en fonction de la branche et de l’entreprise. Pour des employés accomplissant des tâches physiquement pénibles, la retraite anticipée peut être importante, tandis que dans une entreprise à forte proportion de femmes, l’important sera de disposer d’une crèche interne et, en troisième lieu, du congé de paternité. Il est faux de vouloir imposer à l’économie, avec ses besoins nombreux et variés, un corset légal uniforme et des financements forcés.

En fait, il s’agit de se montrer attractif comme employeur?

Kaufmann: Exactement. Pour la génération d’aujourd’hui, un employeur attractif est celui qui offre un bon environnement de travail, une culture d’entreprise basée sur le respect mutuel, et qui démontre de manière crédible que les objectifs poursuivis font sens et offrent de bonnes perspectives d’avenir. Ce qui attire les meilleurs talents dans une entreprise est donc bien davantage qu’une question de salaire.

Dubuis: Une réglementation intelligente doit être suffisamment flexible pour prendre en compte toute la diversité de l’économie. Il faut fixer ses limites là où les règles existantes suffisent, là où toute extension débouche sur la paralysie et la bureaucratisation.

Kaufmann: L’État doit fixer des conditions-cadre non rigides, notamment pour la politique d’immigration. Si la libre circulation des personnes devait être sacrifiée, la pénurie de personnel s’aggraverait considérablement avec la vague prochaine des départs à la retraite des babyboomers.

Un moyen efficace contre l’interventionnisme de l’État est donc le partenariat social avec ses  solutions consensuelles et décentralisées?

Dubuis: Absolument. L’UPS est attachée à cette tradition et à la responsabilité qui l’accompagne. L’accord des partenaires sociaux sur la réforme de la prévoyance professionnelle, que le Conseil fédéral a repris dans son projet, en est un brillant exemple d’un compromis travaillé avec les parties concernées.

Kaufmann: Je note toutefois, d’expérience, que le partenariat social est actuellement plus aisé au niveau de l’entreprise, où les interlocuteurs dialoguent dans le respect et tirent à la même corde. Il est plus ardu sur la scène politique où, trop souvent, les solutions et les véritables compromis sont bloqués à cause de positions dogmatiques et de la recherche du profilage public.

Selon vous, quels sont aujourd’hui les principaux chantiers pour l’UPS?

Kaufmann: Dans la constellation actuelle des associations faîtières, je trouve gê- nantes les fréquentes dissonances entre l’UPS et l’USAM. Les PME des arts et mé- tiers contre le reste de l’économie, les entreprises du marché intérieur contre les entreprises exportatrices: dresser de telles oppositions est d’autant plus inutile que l’interdépendance économique entre les entreprises des deux associations est très intense. Il doit être possible de retrou- ver sur cet axe la voie d’un dialogue plus fructueux.

Dubuis: Les employeurs vont devoir parler différemment pour mieux convaincre le Parlement nouvellement élu. L’UPS me paraît déjà un peu plus consciente que d’autres associations et je m’en réjouis. La tonalité du propos, associée à la répu- tation de notre faîtière, sera cruciale pour aboutir à des solutions avec le monde politique et la population, pour le bien de notre pays et de ses citoyen-ne-s.

De quel soutien bénéficient les représentants de l’économie en Suisse?

Kaufmann: A l’heure actuelle, ni les enseignants, ni les pasteurs, ni les politiciens, ni d’autres catégories analogues ne peuvent compter sur le soutien inconditionnel de la population. Il en va de même des représentants de l’économie. N’empêche que de nombreux chefs d’entreprise sont très présents dans leur région, surtout auprès de leurs employés, et agissent avec un sens affirmé des responsabilités. Nous devons nous appuyer davantage sur cette crédibilité personnifiée. Je peux comprendre que de nom- breux employeurs hésitent à introduire des sujets de discussions politiques dans leur entreprise. Nous devons néan- moins réussir à montrer aux différentes parties prenantes les effets directs que des décisions politiques peuvent avoir pour l’entreprise.

Le Comité de direction peut-il faire entendre efficacement ses requêtes,en travaillant dans l’unité?

Kaufmann: Notre faîtière réunit naturel-lement une grande variété de branches, dont certaines avec des perspectives très différentes. Il est donc extrêmement important que le processus de formation de l’opinion entre ces secteurs soit mené dans le respect et la transparence. Les positions controversées doivent être mises sur la table et débattues.

Dubuis: En tant que minorité régionale, les Romands savent très bien collaborer dans le respect et l’écoute des différentes opinions. Je souhaite que cette sensibilité renforce la culture du dialogue dans une organisation nationale telle que l’UPS. Je souligne ici l’important travail des experts de l’UPS qui aide à ce dialogue. En effet, leurs analyses approfondies de toutes les thématiques de l’association offrent la base idéale pour des décisions adéquates, res- ponsables et solides au sein du Comité.

Kaufmann: A l’issue de discussions aussi larges, il est essentiel de se rassembler. Les décisions communes doivent être soutenues par tous les représentants de l’association, même quand une décision ne correspond pas entièrement aux sou- haits de chacun. Car l’enjeu est trop important. Seule une voix forte et compé- tente portant le sceau de notre faîtière sera entendue à Berne.

Et s’il y a tout de même un risque de
cacophonie?

Dubuis: A mon sens, les membres cri- tiques doivent respecter les décisions prises et servir la cause commune. Il s’agit dès lors de ne pas se mettre en avant en cas d’opinion différenciée et d’avoir suffisamment tôt des échanges sur les diffé- rences d’opinion pour maîtriser les enjeux, garder la crédibilité des décisions, et éviter les mauvaises surprises.

Kaufmann: Autant que possible, il faut aussi prévoir suffisamment de temps pour laisser lesassociations membres expliquer et faire passer les positions de la faîtière dans leurs rangs. Parfois plusieures tentatives sont nécessaires pour faire avaler la couleuvre et réussir une négociation.

Pour conclure, comment la Suisse pourra-t-elle préserver à l’avenir sa prospérité et sa grande qualité de vie?

Kaufmann: La Suisse a toujours bénéficié de son ouverture au monde. Voilà pour-quoi le maintien de relations étroites avec nos principaux partenaires commerciaux est essentiel pour notre prospérité future. De même, notre système dual et notre formation continue de haute qualité, l’investissement conséquent dans l’innovation et le maintien de conditions-cadre favorables aux entreprises resteront des atouts majeurs. Le souci de performance prononcé des employés de nos entreprises à tous les niveaux est, lui aussi, indispensable. Il présuppose une coexistence adaptable entre employés et employeurs, un véritable engagement et de l’enthousiasme pour des objectifs communs.

Dubuis: Au cœur de tout, il y a l’humain, dont nous devons susciter l’enthousiasme. En cette période de bouleverse- ments, je suis particulièrement frappée par le changement d’attitude des jeunes à l’égard du travail et de la carrière. Ils ne pensent pas à leurs revenus et leurs futures rentes vieillesse au même niveau que leurs parents. Ils revoient également leurs habitudes de consommation, compréhensible à l’heure du débat sur le cli- mat, par exemple. Cela dit, la volonté de performance reste intacte et est positive pour l’avenir de notre économie; elle se manifeste simplement différemment.